Décideurs confinés : comment garder le contact avec le terrain

Cet article a été rédigé par
- Benoit DE SAULCE (Team Decide)
- Didier CORBOLIOU (D2A Consulting)
- Pascal BOQUET (ARUM AcCESs)
En ces temps de confinement, les managers habituellement « proches du terrain » peuvent éprouver un sentiment d’isolement, parfois assorti d’une certaine inquiétude quand ils doivent, à distance, prendre des décisions sur la seule base d’informations transmises par ce « terrain » dont l’accès leur est désormais limité, voire interdit. Impossible d’aller se rendre compte par soi-même, de « prendre la température » ou de « sentir l’ambiance » ; il faut se résoudre à traiter des informations recueillies et transmises par d’autres : collaborateurs, collègues, prestataires, experts… bref, à lire la carte sans parcourir le territoire.
1. La carte n’est pas le territoire
Avant d’être popularisée par Michel Houellebecq, prix Goncourt 2010 pour « La carte et le territoire » la distinction entre la réalité (le territoire) et sa perception (la carte) a été initiée par Alfred Korzybski (1879 – 1950), étudiée par l’École de Palo Alto et reprise par la programmation neuro-linguistique (PNL).
Chaque individu, en fonction de son histoire personnelle, de ses valeurs, de ses croyances, se construit une représentation du monde ; sa perception de la réalité est subjective.
Devant apprécier la réalité du terrain (le territoire), les managers ne font pas exception : ils lisent tous des cartes différentes, tels des randonneurs membres d’un même club qui utiliseraient l’un une carte au 1:100 000e, l’autre une carte Michelin, un troisième une carte géologique et un dernier un topoguide édité par la coopérative viticole.
L’une des cartes sera plus précise que les autres, mais aucune ne donnera l’ensemble des informations nécessaires, ni ne permettra de saisir l’inconfort de la marche dans le brouillard sur un sentier particulièrement glissant.
Dans ces conditions, le manager conscient du biais introduit dans le processus de décision par ses représentations pourrait estimer que la procrastination, le recours au hasard ou au pifomètre, ne donneraient pas forcément de plus mauvais résultats qu’une décision prise à partir d’informations parcellaires, d’impressions subjectives et de faits interprétés.
Une autre réaction, trop souvent observée, consiste à considérer la carte comme exacte et exhaustive, quitte à tenter (vainement, vous vous en doutez) de faire « coller » le territoire à la carte.
La conscience de ce double risque, désintérêt d’une part et volontarisme outrancier de l’autre, ne doit cependant pas inhiber la prise de décision. Il est en effet possible, sans aller arpenter le terrain, de s’en faire une idée précise ; il suffit d’oublier un instant sa carte pour écouter ceux qui sont sur le territoire.
2. Lever les yeux et écouter
Ayant replié sa carte, le manager éloigné du terrain n’a d’autre choix que de faire confiance à ceux de ses collaborateurs qui en sont le plus proches. Il doit les faire parler, les questionner, les relancer, afin de recueillir les informations qui lui seront utiles. Cet exercice d’écoute active, simple en apparence, est en réalité exigeant :
- Adopter une attitude empathique et bienveillante
- Laisser s’exprimer son interlocuteur, ne pas l’interrompre,
- Parler peu, écouter beaucoup,
- Accepter des moments de silence,
- Ne pas écarter a priori des informations qui contredisent ses préjugés.
En adoptant volontairement cette position « basse » de celui qui écoute, contraire à la posture de « sachant » généralement associée à l’exercice des responsabilités, le manager recueille davantage d’informations, plus pertinentes, et se donne les moyens de prendre de meilleures décisions. Mais admettre que les collaborateurs les plus proches du terrain en ont une vision plus nette ne doit pas faire oublier qu’eux aussi ont leurs cartes ; plus précises peut-être, mais ne rendant cependant pas fidèlement compte de la réalité du territoire. Les informations spontanément fournies par ces collaborateurs ne sont pas exemptes d’interprétations.
Le rôle du manager est double :
1 – Centrer l’échange sur le concret :
- Les faits plutôt que les impressions
- La description plutôt que le jugement
- La définition des mots plutôt que le sens que chacun leur donne
- La précision contre les malentendus
2 – Enrichir l’échange en pratiquant avec son collaborateur la métacommunication :
- Tu me dis cela (ta vision à partir de ta connaissance du territoire), je l’entends, le comprends et le considère comme possible, peut-être vrai
- Je te dis-réponds cela (ma vision à partir de ma lecture de la carte), entends-le, comprends-le et considère-le comme possible
- En procédant de la sorte, nous pourrons construire ensemble une 3ème vision nourrie des deux précédentes qui nous permettra peut-être de prendre une meilleure décision
A l’aide de ces principes, Il n’est donc pas indispensable d’être « sur le terrain » pour prendre de bonnes décisions ; une écoute active, centrée sur les faits, permet de recueillir les informations pertinentes et de se faire une idée assez précise du territoire.
Cette période de confinement agit comme un rappel : manager consiste à faire faire davantage qu’à faire et la qualité du lien tissé avec le terrain est plus importante que la présence physique. En dehors des situations de crise, « aller sur le terrain » est une marque d’intérêt envers les équipes, une respiration dans le quotidien, un rappel de la raison d’être de l’entreprise, ce n’est pas une exigence vitale. Non seulement la vie est possible en-dehors du terrain, mais elle peut en plus être heureuse et fructueuse.